Le roi des rois et la photographie

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L’emploi du terme d’image pour parler de photographies est relativement récent. Au XIX^e siècle, on évoquait plus volontiers le mot de cliché ou de photographie. La notion d’image est héritée de l’image animée et donc de l’invention cinématographique : le cinéma évoque en effet l’image et non la photographie dans le but de ne pas confondre la représentation en arrêt temporel avec l’écriture imagétique en continu. L’hypothèse de cet ouvrage me semble audacieuse, tentant un grand écart chronologique en important une grille d’analyse très contemporaine vers une époque où la photo en est à ses débuts et ne s’est pas départie de son caractère exploratoire. C’est-à-dire que les photographes et leurs commanditaires ne possèdent pas – à la fin du XIX^e siècle que l’on pourrait caractériser comme « l’enfance de la photographie » – une idée très précise de l’éventail des possibles qu’apporte l’usage photographique. Attribuer à l’empereur Ménélik II ou à ses photographes étrangers, en 1880, une clarté de vue sur le potentiel de communication politique de la photographie est par conséquent une hypothèse osée mais intéressante. On convient généralement que l’invention de la photographie date de 1832. Il s’agit du moment de la présentation par Arago de l’invention de Daguerre à l’Académie des Sciences. Grâce au daguerréotype, on obtient des images après une demi-heure de pose. Ce rappel nous permet de comprendre qu’à l’origine, ce procédé n’est pas sans rapport avec la peinture, dont la photographie s’est éloignée à mesure que ses procédés techniques gagnaient en rapidité. À bien des égards, le corpus photographique présenté par l’auteure, datant de la fin du XIX^e siècle, témoigne encore de cette parenté avec la peinture et les deux méthodes sont liées aux yeux des dignitaires éthiopiens. On peint d’après photographies, et l’on photographie en s’imprégnant de l’esthétique et de la mise en scène des peintures. Il est question d’hybridité graphique et d’un art métissé. Rappelons également que bien avant le XIX^e siècle, le pouvoir éthiopien avait instrumentalisé la peinture en lui confiant la mission de représenter le pays. L’arrivée de la photographie bouleverse la peinture, qui perd son rôle d’unique médium de représentation du monde. Les peintures religieuses sur les murs des églises et dans les manuscrits, nous dit l’auteure, sont celles auxquelles sont habituées les populations chrétiennes sur le haut plateau (p. 30). L’introduction de la photographie ne se fait pas sans heurts : les prêtres accusent le photographe étranger « d’avoir réduit le souverain » dans une petite boîte noire. Les empereurs se parent de leur autorité en accumulant les signes de noblesse comme le drapé ou la pose en majesté avec le manteau royal et le bâton de commandement. Les séances sont solennelles, d’abord figées puis adoptant une forme de mobilité lorsque l’empereur apparaît dans des scènes. L’auteure insiste sur les attributs du pouvoir qui sont représentés et nous apprend que Ménélik II consacre des sommes importantes à l’achat d’habits de qualité à l’étranger. Le vêtement d’apparat donne à voir le pouvoir en déployant tout un attirail d’accessoires : ce qu’il a de plus luxueux et de plus rare. L’analyse graphique montre que les détails visuels sont des signifi ants forts. Les sultans ottomans mettaient en scène la même exceptionnalité « luxueuse » dans les pays voisins de l’Éthiopie. L’éclat du roi est une lumière venue d’ailleurs – de Dieu lui-même : « On peut postuler que pour les Éthiopiens chrétiens de la fin du XIX^e siècle et de la première moitié du XX^e siècle, l’apparence et la forme du corps humain étaient théologiquement liées à l’idée de ressemblance avec la divinité » (p. 67). L’auteure rappelle également l’importance de la représentation graphique dans la culture éthiopienne. Il s’agit d’une culture visuelle ancienne, qui prête aux images des vertus thaumaturgiques comme l’ont montré, il y a plus de trente ans, les travaux de Jacques Mercier sur les talismans (Rouleaux magiques éthiopiens, Seuil, 1979). Il manque à son analyse la très grande influence des peintures coptes égyptiennes, matrices de l’art chrétien en Éthiopie. Les techniques, les représentations, les sujets et les associations chromatiques sont originaires de l’Égypte chrétienne, qui a influencé durablement l’Église éthiopienne. Cette filiation est oblitérée dans cet ouvrage, qui ne s’interroge pas assez sur le rôle des images dans la liturgie. Les résonances coptes sur les attitudes face aux icônes sont significatives. Les coptes égyptiens embrassent les icônes et les représentations imagétiques sont sacrées (Brigitte Voile, Les coptes d’Égypte sous Nasser. Sainteté, miracles, apparitions, CNRS Éditions, 2004) : elles véhiculent la baraka, la grâce divine, si bien qu’une peinture peut guérir et entraîner un miracle – une dimension absente de cette analyse de l’importance sociale et religieuse des images en Éthiopie chrétienne, alors qu’elle fait partie intégrante des attentes que nourrit le fi dèle face à ces représentations, dont il espère un miracle ou une vertu thérapeutique.

Dans un pays où l’alphabétisation était relativement faible au XIX^e siècle, les images avaient également une vocation éducative. Les peintures, puis les photographies, sont des objets transitionnels censés promouvoir une éducation politique et religieuse des peuples. Estelle Sohier défend l’idée que les images permettent de souder une aristocratie en réactivant le Kebra Nagast, ce livre-référence (mi-littéraire et mijuridique) codifiant la royauté. Afin de correspondre à la description faite par ce texte, Ménélik II est représenté dans les églises d’Entoto sous les traits du roi Salomon. Ce remake de Ménélik peut, à bien des égards, se rapporter à une « politique consciente de communication politique » mettant en scène le roi et ses conquêtes. La conquête territoriale caractérise ce roi et l’hypothèse d’un Ménélik II manipulant les codes visuels pour introduire l’idée qu’il incarne le mythe premier de la dynastie salomonide est ici convaincante. Mais il est question de peinture, qui reprend les traits du visage du roi photographié véhiculant l’idéologie de conquête. L’auteure montre admirablement les influences réciproques entre peinture et photographie : « Le style des peintures d’église a sensiblement évolué dès la fi n du XIX^e siècle sous l’influence de la photographie » (p. 77). Ce métissage peinture/photographie est ce qui nous semble le plus pertinent pour démontrer l’hypothèse d’une stratégie de légitimation royale (p. 128). Les portraits peints de Ménélik et de son épouse (dans l’église d’Entoto Maryam) ont été réalisés à partir de leurs photos. Ménélik prend les traits du roi Salomon, il est peint à côté du Christ lors de la Cène (p. 122), face à l’archange Raguel qui donne à l’empereur son sceptre royal (p. 111), ré-actualisant de manière visuelle les textes liturgiques et mythiques.
Le chapitre 4 montre que les conquêtes sont également mises en scène comme des guerres saintes et s’inspirent ici de dessins. Le chapitre 5 propose ensuite une analyse des sceaux du roi : Ménélik en utilisera sept. Cette empreinte est symbolisée par le lion couronné, dont l’objectif est également d’imposer le pouvoir du roi à travers un moyen indirect. Mais ici, l’auteure s’écarte du propos du livre et de la photographie, réitérant la confusion entre image et photo. Au-delà d’études proprement photographiques, le livre évoque « l’univers graphique de Ménélik II ». La conclusion reprend le terme image, de façon répétée et insistante, aux dépens de la mention « photographique », pour nous dire que les rois tirent le meilleur parti de ces nouveaux médias, instruments de communication instaurant une forme de continuité, pour transmettre des messages politiques. Mais c’est bien cette continuité qui est questionnée par l’histoire immédiate du pays, et Estelle Sohier a raison de rappeler en fin d’ouvrage que « la mémoire de Ménélik II est aujourd’hui ambivalente et controversée : héros national éthiopien, le vainqueur d’Adoua est loué, notamment à l’étranger, comme l’une des plus grandes personnalités africaines de l’histoire. Il est aussi virulemment critiqué pour avoir été l’un des principaux fondateurs de l’Éthiopie contemporaine, au détriment d’une partie de la population victime de ses conquêtes. L’ancien roi est mis à l’index par les opposants à la « Grande Éthiopie » (p. 323). Il faut effectivement revenir sur le mythe de la Grande Éthiopie, car l’ouvrage montre une des figures iconiques de la domination chrétienne au grand Amhara des hauts plateaux, fortement ébranlée par une histoire récente faisant une place politique aux peuples marginalisés, les non-chrétiens, parmi lesquels les musulmans constituent un ensemble démographique important. Ces derniers, souvent négligés par les études sur l’Éthiopie, appartiennent à un espace de sens distinct de la communauté chrétienne imaginaire véhiculée par l’imagerie royale dont Ménélik II a été, certes, l’un des ambassadeurs les plus emblématiques, mais qui a également porté à sa limite une politique de domination chrétienne sur les populations allogènes. Il faut saluer cette tentative d’inventaire exhaustif pour un règne aussi long et fondamental que celui de Ménélik II, et le souci d’historiciser les photographies présentées. Il est d’autant plus regrettable que de nombreux clichés soient flous ou que les contrastes demeurent trop légers : en l’occurrence, la noirceur de certains documents efface les signes, qui, justement, donnent toute sa subtilité à la grammaire de « l’image ».