Tout est dit, et pense-t-on a été dit, sur les « eurocrates », leurs privilèges, leur idéologie (néo-libérale pour les uns, au contraire régulatrice et étatiste pour d'autres, technocratique pour tous) et les diktats multiples qu'ils imposeraient. Rares sont pourtant les analyses qui dépassent ces anathèmes et traite de la diversité sociologique des fonctionnaires européens, de la complexité de leur position et des fondations de leur pouvoir individuel et collectif. À y regarder de plus près, ce groupe vit pourtant une transformation assez majeure. Originellement pensé comme un corps assez unique de permanents de l’Europe proche d’une fonction publique d’État et destiné à neutraliser les nombreux conflits d’intérêts politiques, économiques et sociaux qui vont de pair avec une « Union toujours plus étroite », cette infrastructure humaine de l’intégration européenne a subi de profondes transformations qui l’ont progressivement bien plus rapprochée du modèle des manageurs internationaux indifféremment publics et privés que de son modèle d’origine. Ce mouvement, né dans un contexte chargé de réformes administratives et institutionnelles, d’élargissements, puis de crise économique et monétaire, représente un déplacement important ; il est plus encore à l’origine d’une véritable crise sociologique qui fragilise ce collectif et comprend de nombreuses conséquences sur le processus européen et sa direction.
Fruit d’un ensemble d’enquêtes sociologiques de terrain sur les fonctionnaires européens et le mystère de leur formation en tant que groupe, ce livre tranche avec la somme d’anathèmes et leur pendant de justifications que déchaine ordinairement la seule évocation des « eurocrates ». En en éclairant des aspects largement méconnus, il s’interroge sur les transformations de leur pouvoir et, au-delà, du projet européen lui-même. La question du sens et de la direction à venir de l’Europe est indissociable d’une réflexion sur sa fonction publique dans tous les sens du terme.