Territoires impériaux

Revue d'histoire moderne & contemporaine

Au XIX^e siècle et dans la première moitié du XX^e siècle, la géographie a produit tant de savoirs utiles à la colonisation que de nombreux historiens se sont demandés si la géographie n'était pas seulement une discipline auxiliaire de la conquête coloniale. Les auteurs de cet ouvrage, principalement géographes et historiens de la géographie, renversent pour ainsi dire la question, en constatant que les faits spatiaux n'ont pas été des objets de recherche dans l’historiographie coloniale. Il s’agit par conséquent d’écrire une histoire spatiale de la colonisation et des « spatialités coloniales », la/les colonisation(s) ayant produit plusieurs régimes de spatialité. Ce qui frappe alors, mais sans être étonnant, est la place essentielle des militaires dans la production de l’espace colonial. Les militaires ne sont pas seulement dominants parce que ce sont eux qui produisent la cartographie coloniale qui sert à s’affranchir des savoirs vernaculaires pour mieux dominer les pouvoirs locaux et parce qu’ils sont les seuls véritablement à en avoir les moyens, comme le rappelle utilement Camille Lefebvre, mais aussi parce qu’ils participent fortement à la production des concepts clés, des catégories pertinentes. L’histoire de la géographie de l’Algérie montre, par exemple, que Tell et Sahara ne sont pas des entités naturelles combinant topographie, climat et agronomie, et révélées par des géographes « de métier » mais, comme le montre Florence Deprest, des espaces qui fluctuent fortement en fonction des contextes politiques et particulièrement des nécessités militaires à faire du Sahara ou une frontière ou au contraire un « espace utile » de la colonie. Hélène Blais montre aussi que la jonction entre le Sahara algérien et l’AOF a le plus souvent été une réinvention des structures spatiales locales dans le vocabulaire de la géographie militaire. L’auteure constate encore que « sur le terrain la jonction est moins une liaison territoriale pérenne que la juxtaposition de moments de rencontre entre les officiers d’Algérie et ceux de l’AOF. » Grâce à Patricia Van Schuylenbergh, on saisit que l’image qui est donnée du Congo par les sociétés de géographie en Belgique est essentiellement construite à partir de savoirs militaires. À partir de l’exemple de l’incident de Laminia en juin 1894, Isabelle Surun montre comment les frontières coloniales, en se précisant aux confi ns de l’AOF (entre le Sénégal, le Soudan et la Guinée), découvrent des discontinuités précédant l’occupation coloniale et font apparaître des frontières jusque-là discrètes et non problématiques mais qui le deviennent sous l’effet de la simple présence militaire française. Ces savoirs militaires constituent-ils de la géographie ? Pour Isabelle Surun, l’incident de Laminia produit du « savoir administratif », certes relatif à l’espace, mais qui ne constitue pas de la géographie au sens académique du terme. Cette coupure entre des savoirs coloniaux et la géographie académique des colonies semble aussi être le point de vue de Marie-Albane de Suremain qui observe une confrontation entre les logiques coloniales et leurs échelles d’appréhension (les grandes échelles de la cartographie des explorateurs et des militaires) et les logiques locales, notamment ethnographiques, et leurs échelles de description (les petites échelles de la géographie académique) qui ne seraient véritablement prises en compte, selon elle, qu’à la fin de la colonisation avec la création d’instituts scientifi ques (comme l’IFAN en 1938, l’ORSC puis l’ORSOM en 1942 et 1949) qui ont permis l’émergence d’un « intérêt scientifique pour les relations complexes entre sociétés et environnement ». En prenant ainsi en compte les « stratégies des groupes sociaux », une véritable coupure épistémologique, que Paul Pélissier et Gilles Sautter représenteraient particulièrement en Afrique de l’Ouest, aurait permis, selon cette auteure, « de rompre avec les représentations de sociétés routinières et sans initiatives » qui avaient constitué une justification de l’idéologie coloniale et de la mission civilisatrice. Dans une optique différente, mais cherchant aussi à marquer une existence autonome des savoirs par rapport aux pouvoirs qui les produisent, Michael Heffernan interroge la thèse classique des historiens de la cartographie, comme Brian Harley, sur les relations profondes et réciproques entre cartographie et colonialisme. Il y oppose une proposition plus « latourienne » : les cartes auraient une « existence autonome ». L’exemple qu’il mobilise de la carte hispanique au 1/1 000 000, grand projet mené par l’American Geographical Society entre 1920 et 1940, n’est pourtant pas probant puisque la carte est obsolète avant son achèvement, précisément parce qu’elle ne correspond plus aux demandes sociales et politiques qui en ont fait naître le projet. Pour Patricia Van Schuylenbergh, inversement, il n’y a pas de distinction très nette entre des fonctions qui seraient purement militaires et purement géographiques : les militaires jouent un rôle tout à la fois d’explorateurs, de géographes, de techniciens des travaux géodésiques et cartographiques. Elle montre aussi très bien comment les militaires mobilisent (tout aussi bien que la géographie académique aurait pu le faire), les projets d’une science universelle et « humaniste » et l’intervention coloniale au nom du progrès de l’homme. Camille Lefebvre, en prenant pour exemple la mission scientifique entre le Niger et le Tchad entre 1906 et 1909, s’interroge très finement sur ces rapports entre la production des savoirs géographiques et les objectifs militaires. Elle refuse tout modèle d’analyse clé en main, celui de l’autonomie disciplinaire d’ordre épistémologique, comme son contraire, celui d’une production scientifi que nécessairement contingente de son contexte de production. Elle entreprend pour cela d’observer, sur le terrain des explorations, dans le déroulement des opérations, les modalités d’articulation entre les observations dites scientifiques et les opérations dites militaires. Elle constate que si l’on peut séparer « deux programmes », scientifique et militaire, ceux-ci sont menés concurremment par les mêmes hommes : « les membres de la mission semblent constamment changer de pratique, tour à tour savant ou militaire ». De nombreux militaires construisent ainsi des carrières scientifiques. L’analyse de C. Lefebvre montre aussi qu’il y a un même ethos entre la discipline militaire et les « sciences de précision » mobilisées dans les relevés topographiques. La promenade des montres (les montres utilisées dans les relevés des longitudes ne devaient pas rester immobiles, les porteurs devaient les promener pendant les journées de repos autour du camp selon plusieurs méthodes elles-mêmes expérimentées) constitue une preuve de cette culture disciplinaire du corps commune à l’entreprise scientifique et militaire. On peut finalement regretter que le livre ne se demande pas en conclusion quelle histoire de la géographie des colonies se dégage de ce travail collectif. Une histoire savante de la géographie, une géographie historique en somme ? Objectif incontestablement atteint par la richesse des exemples, et un travail d’archives souvent très sérieux. Une épistémologie de la géographie coloniale et tropicale montrant que le savoir géographique s’affranchit peu à peu des projets coloniaux ? Mais on peut remarquer que ce point de vue est finalement assez minoritaire dans l’ouvrage. Une histoire spatiale de la colonisation et de ses spatialités, voulue par les auteurs en introduction pour s’affranchir de l’image d’une géographie auxiliaire de la colonisation, mais qui ressort in fine renforcée ? Sans doute les auteurs n’ont-ils pas voulu trancher, trouvant dans « la multiplicité des
modalités de l’exercice de la domination coloniale, nécessairement liée à la particularité des lieux, à leur accessibilité, et à leur intégration dans un ensemble plus vaste » une raison suffisante pour ne pas avoir à le faire. Mais cette absence de point de vue historiographique constitue une faiblesse de l’ouvrage car, au-delà du constat un peu trivial de la diversité des spatialités, un point de vue plus affi rmé aurait permis de dégager de cette diversité des invariants, comme l’annexion disqualifiante des savoirs vernaculaires en vue de construire une géographie indépendante de ces savoirs, phénomène que de nombreux auteurs pointent (y compris chez Pélissier) mais sans le replacer dans le champ plus large des Social Studies of Science pour décrire la géographie et la colonisation comme un exemple particulièrement stimulant de savoir/pouvoir.