1 Ce livre s'intitule
Clément VI au travail. Et précisément, ce qui frappe d'emblée, c'est sa capacité à nous faire entrer dans l'atelier d’un homme au travail intellectuel sophistiqué, sans jamais perdre de vue la contextualisation de ce dernier. Il ne s’agit pas à proprement parler d’une biographie, même si l’on trouvera de nombreux éléments de la vie de Pierre Roger,
alias Clément VI, né vers 1290-1291 et mort en 1352. Le propos du livre vise avant tout, « par l’étude de son travail intellectuel, à confronter le parcours d’un homme et l’évolution de l’institution avec laquelle il finit par se confondre et mêle histoire intellectuelle et histoire sociale » (p. 22) – parcours d’autant plus important que la papauté est alors soumise à rude épreuve, que ce soit sous les coups des courants évangélistes réformateurs ou sous la pression des États modernes en formation, dans le cadre plus large des mutations du
xive siècle. L’étude de plusieurs ensembles documentaires est proposée, permettant de multiplier et de croiser approches et angles de vue : les documents d’archives ; les témoignages de ses contemporains, souvent contradictoires ; la bibliothèque personnelle du pape, en grande partie conservée au sein de la bibliothèque apostolique et dont de nombreux volumes portent des annotations marginales ; enfin, ses œuvres, surtout des sermons et des discours, prononcés entre le début des années 1320 et sa mort.
2 Dans un long préambule, les témoignages des contemporains sont convoqués afin d’appréhender la complexité de Clément VI, témoignages en sa faveur – tels les sermons de Jean de Cardaillac et de Jean de Naples – ou en sa défaveur, ainsi de nombreux écrits de Pétrarque ou des traités polémiques. La figure de Clément VI y apparaît comme un lieu de débat, même si tout le monde s’accorde, pour le louer ou pour le déplorer, sur son charisme et son éloquence. Les oppositions sont avant tout d’ordre politique, entre adversaires et promoteurs de la papauté, dans le contexte de « la tension entre papauté et Église autour de la mue étatique du pouvoir et de la désagrégation de la matrice ecclésiale commune » (p. 67-68).
3 La première partie vise à reconstituer la carrière du pape à partir d’un récit polyphonique. Le premier chapitre présente le parcours qui a conduit Pierre Roger, issu de la petite noblesse limousine, du monastère de La Chaise-Dieu à la Curie avignonnaise, en passant par l’Université de Paris et la cour de France. Théologien, diplomate, prélat, Pierre Roger possède de multiples facettes qui l’inscrivent dans le cercle des grands ecclésiastiques de son temps dont les expériences sociales s’accumulent sans s’annuler. Le chapitre 2 porte sur sa bibliothèque, selon les principales phases de sa carrière : philosophie naturelle lors de ses études à la faculté des arts, commentaires et quodlibets lorsqu’il est à la faculté de théologie, instruments de travail et recueils de sermons au moment où il est prélat, etc. Le chapitre 3 se penche sur les œuvres du pape qui sont d’abord la trace d’une pratique – d’étudiant, de professeur, de prédicateur. Il envisage les dimensions matérielles des manuscrits, soulignant les choix de personnalisation des volumes. On entre là au cœur de l’atelier de Pierre Roger, qui devient plus visible encore avec l’analyse des annotations, en particulier celles sur le contenu des textes, dont certaines peuvent presque prétendre au statut de texte indépendant, suggérant ainsi l’instabilité de la définition d’une œuvre originale au xive siècle. Cela étant, le corpus des œuvres de Clément VI est finalement défini comme un corpus de ses sermons et de ses discours, monumentalisés par le pape lui-même dans le manuscrit 240 de la bibliothèque Sainte-Geneviève.
4 La deuxième partie aborde plus avant ce corpus, selon une triple approche : écriture, composition et sources. La prédication de Pierre Roger est une prédication savante fondée sur la structure du sermo modernus, surtout mise en œuvre dans les milieux curiaux. Le chapitre 4 s’attache à la notion d’autorité et à sa mise en action par le biais des milliers de citations, aspect majeur du travail du prédicateur – et de l’auteur médiéval en général. Ce sont surtout les citations des autorités qui retiennent l’attention. En tête se trouvent Bernard et Augustin suivis des autres pères de l’Église, puis d’Aristote et Sénèque, et enfin des auteurs scolastiques et juridiques. L’analyse permet de distinguer des évolutions dans ce foisonnement – en particulier un « retour à la patristique », avec une présence croissante de Grégoire, Jérôme et Ambroise, mais aussi des références plus nombreuses à l’Antiquité païenne. Le chapitre 5 est une étude du passage de la lecture à l’écriture qui constitue une plongée au cœur des processus et des mécanismes intellectuels à l’œuvre. On voit apparaître l’importance du travail de tri effectué par le prélat dans des lectures qui ne sont jamais univoques et dont les emplois dans les sermons peuvent être très différents. Au chapitre 6, l’auteur observe les adaptations du sermo modernus effectuées par Pierre Roger afin de maximiser les ressources poétiques et rhétoriques de sa prédication, à trois niveaux au moins, celui de la phrase, celui du développement et celui de la structure générale du sermon, qui s’entremêlent pour former un tout cohérent. Se dessine ainsi une pratique qui n’est plus tout à fait celle du xiiie siècle et qui par certains aspects se rapproche déjà des sermons humanistes du xve, contribuant à la formation d’un « nouvel espace discursif ».
5 Dans une troisième partie, il est fait appel aux apports de l’histoire de l’humanisme politique italien, marquée par « une réflexion conjointe sur la nature matérielle des sources et sur leur apport pour une histoire des idées politiques fortement contextualisée » (p. 223). Le chapitre 7 revient sur la construction d’un mode de pensée tendu vers une synthèse des savoirs disponibles, au prix parfois de torsions et de simplifications. L’auteur analyse notamment la façon dont le pape justifie la connaissance de la nature comme une voie vers la connaissance de Dieu. Le chapitre 8 suggère la variation des usages sous l’apparente stabilité des mots employés : certaines notions subissent une re-sémantisation plus ou moins poussée, parfois simplement dans un objectif d’efficacité politique, parfois dans un véritable souci de renouvellement. C’est le cas pour la prudentia : d’abord employée pour qualifier une attitude, elle en vient à nommer une faculté intérieure et finit par désigner la fonction de conseil appuyée sur la faculté de délibération liée à la sapientia. Ce processus de renouvellement est également à l’œuvre dans les analyses du chapitre 9, portant sur le rôle de l’Église et de la papauté dans le monde. Pour Pierre Roger, la force de l’institution passe également par sa puissance temporelle, ce qu’il s’emploie notamment à démontrer lors de l’assemblée de Vincennes de 1329, où le roi de France entendit les arguments des opposants à cette puissance temporelle et la réponse de ceux qui la défendent. Le chapitre 10 traite du statut du pouvoir pontifical : Clément VI infléchit le programme théocratique « dans le sens d’une vision plus "monarchique" » (p. 273) en insistant sur la centralité de l’incarnation et sur l’héritage de Pierre, par le biais de la notion de filiation adoptive ; puis en mettant l’accent sur la hiérarchisation de l’Église et le gouvernement des prélats ; enfin, et peut-être surtout, en donnant une nouvelle dimension à la figure de Jean l’Évangéliste, permettant une relecture de l’histoire de l’Église tout en justifiant l’implantation de la papauté à Avignon. Une fois encore, cette réaffirmation théorique est inséparable de l’action concrète du pape, qui vise au même moment à territorialiser la papauté dans le Comtat Venaissin. Déterminer la spécificité de cette territorialisation par rapport aux autres pouvoirs temporels nécessite cependant une réflexion sur la réforme globale de l’ecclesia, sujet de la dernière partie du livre.
6 La question de la réforme est au cœur des débats contemporains : tout le monde veut réformer – les oppositions portent donc sur les modalités et non sur la nécessité de la réforme. Dans ce cadre, les critiques de Clément VI à l’égard du clergé contemporain peuvent surprendre, d’autant que lui-même a fait l’objet d’attaques nourries. Il s’agit alors de comprendre pourquoi les deux camps utilisent des critiques du même ordre pour inciter à la réforme. Dans le chapitre 11, on voit comment le pape reprend à son compte des critiques très courantes contre le clergé – l’orgueil, la luxure, la paresse, la médisance, etc. – qui s’inscrivent en fait dans une stratégie « néo-grégorienne » visant à la continuité de la séparation radicale entre clercs et laïcs, ainsi qu’à la mise en place d’une conception du prélat idéal tendu vers le bon gouvernement de l’Église. Cette conception se double d’une véritable réflexion ecclésiologique visant à répondre à la crise institutionnelle et idéologique de l’institution.
7 Cela apparaît dans les chapitres suivants, centrés chacun sur un événement permettant au pape de clarifier les bases théologiques et ecclésiologiques de l’Église. Le chapitre 12 porte sur l’instauration d’un jubilé en 1350 et sa justification, fixée dans la bulle Unigenitus de 1343 et reposant avant tout sur le concept de « Trésor de l’Église », que l’on peut « vider pour racheter les péchés et remplir par les mérites » (p. 312) – contribution essentielle à l’économie des mérites et de la grâce si importante à la fin du Moyen Âge. La canonisation du prêtre breton Yves Tréguier en 1347, analysée dans le chapitre 13, permet de défendre une conception de la sainteté désormais moins centrée sur les miracles que sur les mérites et les vertus, les saints devenant ainsi davantage des vecteurs d’exemplarité. Dans le chapitre 14, enfin, l’auteur se penche sur la bulle de 1346 contre les courants de pensée parisiens jugés hétérodoxes, révélatrice d’une ambition de contrôle du savoir qui s’appuie sur une distinction essentielle entre utilitas et curiositas. Le savoir utile est ici identifié à l’aristotélisme chrétien classique du xiiie siècle. On retrouve à nouveau l’importance du lien entre savoir et institution et, plus généralement, entre savoir et pouvoir, au cœur de la problématique de ce livre et des débats contemporains.
8 La conclusion porte enfin sur la figure de Clément VI en pape savant et sur l’importance de la sapientia, clé de voûte du système, « point de rencontre entre l’inspiration divine, la science intellectuelle et la vertu politique de gouvernement » (p. 342), en binôme avec la prudence politique. Cette fusion entre savoir et pouvoir est replacée dans le contexte plus large de la doctrine du roi sage, car la dimension est bien plus qu’intellectuelle : on est là au cœur de la constitution d’« un espace social et intellectuel polarisé par les universités, les institutions et les grandes cours […] base d’une structuration dans la longue durée de ce qu’on peut commencer à appeler le politique dans sa configuration occidentale et moderne » (p. 352). Finalement, Clément VI incarne bien la dialectique par laquelle l’Église est elle-même le moteur de la sortie de l’ecclesia.
9 Deux petites critiques doivent être formulées. La première, d’ordre herméneutique, est que, pour une lecture plus aisée, des annexes synthétiques récapitulant la composition de la bibliothèque personnelle du pape ainsi que celle du corpus de sermons auraient été précieuses. La seconde critique, d’ordre plus méthodologique, concerne les analyses lexicales, trop rapides : dans le chapitre 8 par exemple, une étude des concordances aurait permis d’affiner la démonstration. Mais cela n’enlève rien à la force de ce livre majeur, qui réside notamment dans la multiplication des perspectives et des angles d’approche de la figure du pape avignonnais, soutenue par des soubassements épistémologiques forts.
Aude Mairey, «
Étienne Anheim, Clément VI au travail. Lire, écrire, prêcher au xive siècle »,
Médiévales [En ligne], 69 | automne 2015, mis en ligne le 12 décembre 2015, consulté le 18 janvier 2016. URL : http://medievales.revues.org/7673