Voyage en Afrique rentière

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Dans son usage banalisé, la rente renvoie à l’exploitation d’une situation singulière entre une ressource et un marché. L’auteur identifie plus précisément trois types de rente. D’abord, celle tirée des activités extractives (mines, hydrocarbures) ou de la possession d’une ressource naturelle que le marché valorise fortement du fait de sa rareté (terres, forêt, bassin fluvial) ; elle est le soubassement des États rentiers africains. Ensuite, celle tirée des transferts financiers, de l’aide internationale et des revenus des migrants au premier chef. Enfin, les rentes de transit associées aux avantages tirés d’une position géographique (rente de commerce, de frontière, de monopole). L’existence de ces rentes résulte le plus souvent des entraves contrariant la concurrence : monopoles, favoritisme dans les marchés publics, subventions, et exonérations dérogatoires, droits particuliers sur les ressources minières, foncières, forestières, népotisme dans les nominations.
 

Ces rentes pourraient en théorie fournir des ressources nécessaires pour renforcer les conditions de la transformation structurelle attendue par les populations. Mais, en réalité, les opérateurs économiques « chercheurs de rentes » détiennent des positions peu compatibles avec le long laps de temps que requiert le développement. Quant aux gouvernants, les rentes sous toutes leurs formes, sont toujours sources de corruption, alimentant le système patrimonial et clientéliste de redistribution et de contrôle du pouvoir. Si elles ne sont pas correctement gérées, comme c’est le cas en Afrique de l’Ouest singulièrement, elles peuvent semer le chaos, voire mener à des conflits (Philippe Hugon dans sa préface donne une utile typologie de la liaison rentre/conflit).
 

La fonction rentière et clientéliste des États africains n’est pour Géraud Magrin guère contestable. Elle est ancienne. La logique de la rente l’a pratiquement emporté partout depuis les indépendances. Elle a conduit à l’expansion rapide et désordonnée du secteur public, poussée par les besoins de conservation et de reproduction de l’État et des élites. Elle a intensifié les tendances à une certaine irrationalité économique ayant conduit à des options qui peuvent sembler aberrantes, en matière d’aménagements fonciers et hydroagricoles ou d’urbanisation, par exemple.

Quand la crise survient, quand les cours baissent, quand les subsides de l’aide ou de la migration viennent à manquer, quand les sources de la rente sont asséchées, la classe dominante s’attaque alors au patrimoine, lâche les concessions minières, cède les forêts, donne les terrains du domaine public, sans se préoccuper de la menace qu’une telle prédation sans contrôle fait peser sur l’avenir. Par de telles ponctions excessives sur les activités productives, certains États rentiers ont ainsi entamé le surplus au-delà du nécessaire et ont contribué à tarir durablement les gisements de ressources sur lesquels ils percevaient leurs revenus. Le moindre contrecoup enregistré sur les marchés extérieurs, ou l’entrée dans un cycle climatique défavorable, ou encore la montée en puissance du service de la dette ne pouvaient que révéler brutalement cet état de vulnérabilité latent, surtout dans les économies à rente extractive. On reconnaîtra que l’analyse reste assez peu originale, même si Géraud Magrin renverse certaines notions courantes : il n’affectionne pas la notion de « malédiction des ressources naturelles » trop connotée, selon lui, et à juste titre, de considérations idéologiques, toujours malveillantes pour l’Afrique.

Parmi les très nombreuses et intéressantes illustrations du propos pour le moins critique envers les États africains et leurs soutiens, on trouvera un très bon développement sur la « rente migratoire », son origine, sa destination, son impact, avec comme références principales les Soninké de la région de Kayes et les Haalpular de la moyenne et haute vallée du Sénégal. L’auteur propose une excellente synthèse des travaux sur le sujet : soupape de systèmes socio-économiques dans l’impasse, mode extraverti de reproduction sociale qui garantit la survie.
 

Rente et « mauvaise gouvernance » font donc bon ménage. L’absence de respect des règles et une bureaucratie de mauvaise qualité permettent aux mécanismes de rente de se poursuivre, toujours au détriment de la majorité de la population. Tant que la démocratie ne s’installe pas, la classe dominante continue de rechercher des rentes socialement et écologiquement dommageables. Elle sape la confiance dans le futur.
 

En fait, l’approche par la rente est pour Géraud Magrin une manière d’aborder touts les sujets africains, ou presque. On retrouve la tendance impériale du géographe. Pour aborder, par exemple, les habitudes alimentaires comme le ceebu jën sénégalais, soi-disant plat national, mais en réalité reflet d’une culture urbaine originale, du « dedans et du dehors », à la croisée de l’endogène (le poisson) et de l’extraverti (le riz importé d’Asie), avec au centre des légumes exotiques (mais d’origine européenne ou américaine). Dans ce livre foisonnant, on trouvera d’autres études de cas passionnantes, agrémentées de photos : sur le bac de Rosso, sur la « muraille verte », sur la téléphonie mobile à Ouadane en Mauritanie, sur l’aménagement du fleuve Sénégal (une réussite rare en matière d’intégration régionale), ou encore sur les pasteurs Peul confronté à l’aridité du lac Tchad.
 

Tout est donc affaire de rente : la migration à l’étranger, l’aide internationale, la position géopolitique, le tourisme, la pauvreté. Même la démocratie (depuis le discours de la Baule de 1990). Dans l’affaire, le Sénégal est le plus doué, le meilleur capteur, celui qui sait le mieux jouer de tous les registres. « Le Sénégal est le rentier par excellence des bons sentiments du monde envers l’Afrique, ainsi que des intérêts moins avouables qui s’y dissimulent » (p. 164). Il s’ensuit une interrogation sur l’origine des fonds qui financent les multiples chantiers de Dakar et les immeubles de luxe et les villas de la Corniche et du Plateau. Il en résulte cette perversion plus générale trouvée dans tous les États rentiers : une dépendance sans cesse accrue, des pratiques opaques et un développement non endogène.
 

Mais rien n’est statique et les systèmes rentiers, certes inscrits dans la durée, peuvent sortir de l’extraversion et de la dépendance asymétrique, évoluer, trouver d’autres trajectoires, prendre des « bifurcations », et se diversifier. Le nouveau contexte ouvert en ce début du XXI^e siècle peut créer des possibilités de « bifurcation » hors de la logique rentière et clientéliste qui a dominé les systèmes politiques africains : « Elles reposent, en interne, sur la densification démographique et urbaine, qui favorise les dynamiques du bas et offre de nouvelles opportunités de valorisation nationale ou régionale des ressources des territoires ; en externe, sur des nouvelles conditions qui président à l’accès aux ressources naturelles dans le contexte de la mondialisation » (p. 27).
 

Rien n’est écrit. Et la raison a ses ruses. Élections : mêmes truquées, elles sont un apprentissage pour la société civile. D’un mauvais comportement peut naître un mieux pour le prochain scrutin.