Annales de démographie historique
Ce beau volume, issu d'un colloque organisé en 2010 par le Laboratoire de médiévistique occidentale de Paris, le Centre de recherches historiques et l'Institut universitaire de France, apporte des vues intéressantes sur au moins trois thèmes en vogue : les rapts, la normalisation du couple et les stratégies déployées par les conjoints en justice. Les onze communications ici réunies montrent la difficulté qu’il y avait à former un couple, la difficulté plus grande encore à se séparer. Daniela Lombardi nous rappelle que le consentement des époux par verbes du présent, jusqu’au XVI
e siècle, suffisait à rendre le mariage valide, même sans témoin, en vertu de la théorie du mariage présumé. Cela ne cessa que progressivement, après 1563. La célébration publique par un curé, à l’église, en présence de témoins, fut en effet exigée. L’abandon de la théorie du mariage présumé ouvrit la voie à de nouvelles actions en justice aux XVII
e et XVIII
e siècles et à une nouvelle conception des promesses de mariage. Celles-ci devinrent, au XVIII
e siècle, une sorte de contrat, résiliable contre le paiement d’une amende. L’ancienne conception persista toutefois, qui faisait de la formation du mariage un processus, commençant par la promesse et finissant par la cohabitation. La communication de Daniela Lombardi éclaire aussi le jugement porté sur les relations sexuelles dites prénuptiales. Puisque le couple est une institution façonnée par des usages et rituels locaux, rien ne convient mieux à son étude que l’examen de cas et une approche microhistorique, puisant comme dans ce livre, à des sources judiciaires. Nicoleta Roman en donne quelques exemples choisis dans la société roumaine, au XIX
e siècle, et Martine Charageat à Saragosse, aux XV
e et XVI
e siècles, pour montrer que les couples savaient jouer des procédures et des juridictions. L’étude de cas la plus poussée et la plus aboutie est celle de Claire Chatelain, observant à la loupe les déchirements et déboires du couple Pommereu. L’affaire met en cause une grande famille de la haute robe parisienne et touche à la volonté du mari de faire un héritier privilégié contre le vœu de son épouse et à son détriment. L’analyse de la procédure judiciaire, des manœuvres dilatoires du mari, et la comparaison avec les factums, montrent l’issue de l’affaire, la séparation de biens, l’annulation des donations faites au fils, mais aussi, venant clore le tout, un compromis trouvé dans un cadre familial. Plus spectaculaires, les cas exhibés par Alessandro Stella à Cadix, de femmes détenues en prison (pour une durée limitée) à la demande de leur mari. Ce châtiment, pour les femmes indisciplinées ou infidèles, était devenu très banal au XVI
e siècle, et servait de moyen de pression dans l’attente d’une reprise de la vie de couple. On ne se séparait pas facilement en Roumanie non plus. Constanţa Vintilă-Ghiţulescu montre la fréquence des disputes et récidives, justifiant un retour devant les juges. Ce qui ressort le mieux en définitive, c’est la persistance des mariages clandestins, des unions non-consenties par les parents, semble-t-il depuis l’Antiquité et sous les cieux les plus variés. Puisque beaucoup de parents évitaient le recours à la justice et acceptaient le mariage, les procès ne font voir qu’une partie du phénomène. Sylvie joye, comme dans
La femme ravie, récemment publié, montre toute la complexité de la pratique du rapt, et la permissivité des lois barbares. Des compromis étaient passés par les parents avec le ravisseur, que l’on retrouve dans les recueils de formules à l’époque carolingienne. À la fin du Moyen Âge, la clandestinité recouvrait des réalités diverses. L’irrespect de certaines formalités, concernant par exemple
la publication des bans, permettait de contourner des difficultés de différents ordres, réglementaires ou autres. Les couples, nous dit Carole Avignon, construisaient un parcours matrimonial irrégulier, qu’ils rendaient conforme après coup, en ayant recours aux juges des officialités. Les stratagèmes élaborés mettent en évidence l’impuissance des parents, puisque ces mariages sont finalement valides. Mais ils témoignent aussi à leur manière de la force du contrôle parental, puisqu’il faut prendre des risques lorsque l’on souhaite s’en dégager. Il est curieux et révélateur que les femmes jouissant des droits les plus étendus, même des filles majeures et des veuves, en Flandre et en Brabant, subissent un contrôle aussi strict, lorsqu’elles souhaitent se remarier ou se marier pour la première fois. C’est le désir des parents de préserver le patrimoine familial, convoité par les autorités princières, qui en définitive détourne nombre de parents des tribunaux. On se demande, de ce point de vue, avec Daniela Lombardi, si l’on n’a pas un peu exagéré l’importance de l’honneur sexuel. à cet égard, les attitudes n’ont peut être pas été identiques partout et à toutes les époques. La juxtaposition d’études dispersées chronologiquement et géographiquement, utile et même nécessaire, soulève toujours les mêmes objections. La Roumanie voisine ici avec l’Aragon, la Flandre ou l’Andalousie. Les principes mis en oeuvre, en matière successorale et matrimoniale, divergeaient fortement. Le droit de la Flandre égalitaire décrite par Myriam Greilsammer, s’écarte fortement du droit coutumier parisien, du droit castillan, et plus encore du droit des états italiens. L’organisation judiciaire, la place respective des tribunaux laïcs et ecclésiastiques, le niveau d’interventionnisme des tribunaux, n’étaient pas, loin s’en faut, identiques. Sans une patiente mise en place de tout cela, et sans une évocation des horizons d’attente des différentes populations évoquées, on s’expose à des rapprochements superficiels. Pourtant, des comparaisons peuvent être fructueuses. Roni Weinstein, étudiant les familles juives de Pologne-Lithuanie, d’Amsterdam ou d’Italie aux XVIe et XVIIe siècles, observe que les rabbins n’avaient qu’une capacité limitée à imposer leurs normes, que les autorités laïques traitaient le problème à leur façon en procédant par arbitrage et en s’écartant au besoin du Talmud. On regrette surtout, en définitive, que la dimension patrimoniale soit un peu négligée. Si les tribunaux étaient saisis d’innombrables affaires, c’est que les populations étaient procédurières, certes, mais aussi que les enjeux patrimoniaux étaient de toute première importance. Plusieurs contributions évoquent la sanction financière des mariages finalement validés. La question mériterait d’être approfondie, de même que celle de l’honneur. Claude Gauvard observe en effet très justement, en conclusion, que le tribunal était le lieu, peut-être le seul, où pouvait s’éteindre la rumeur. L’histoire judiciaire de la famille, enrichie ici de plusieurs belles communications, ne pourra pas en rester au couple.
Mais il fallait qu’un livre commençât par-là, en ouvrant de larges perspectives.