L'Œil de Minerve
Comment prendre une œuvre comme celle de Camus ? Celle-ci présente en effet un caractère biface qui rend la prise difficile. D'une part, il y a la philosophie de l’absurde,
Le mythe de Sisyphe et
La chute. Sur ce versant de l’œuvre, l’absurdité du monde semble inviter à un divorce d’avec lui, qui s’accomplit dans un dépassement moral.
Mais il y a d’autre part les Noces, le Retour à Tipasa, ou L’envers et l’endroit, qui révèlent au contraire la « présence immanente de la lumière des choses dans un monde privé de transcendance »,[i] et qui valent comme une initiation à la joie sans espoir du « c’est ainsi ».[ii] Et puisque, comme le suggèrent Deleuze et Guattari, une œuvre se pratique et s’expérimente plutôt qu’elle ne s’interprète[iii], l’on devine que, du fait même de ce caractère biface, l’œuvre de Camus peut donner lieu à des pratiques bien différentes, au moins par les entrées qu’elle offre[iv] : soit une entrée par l’absurde, comme celle de Sartre[v] ou encore de René Girard,[vi] qui cherchera à éclairer l’ensemble de l’œuvre à cette lumière ; soit, au contraire, une entrée par la présence sereine et immédiate à un monde immanent : c’est celle proposée par Laurent Bove.
L’absurde est la condition de l’homme sans Dieu, c’est-à-dire de l’absence de sens et, du même coup, d’espoir. Si l’absurde est le problème moderne, on comprend qu’une exaltation de l’esprit guerrier et conquérant, qui prend pour seule valeur la réussite et la victoire, puisse apparaître comme une voie de solution –une voie en réalité nihiliste,[vii] qui ajoute seulement « un malheur historique au malheur essentiel de la condition humaine ».[viii] C’est dans les Annonciations des peintres de la Renaissance italienne qu’une autre voie se dessine. Les visages de Piero della Francesca sont en effet indifférents, c’est-à-dire sans expression : ils déjouent toute attente, qui est en réalité toujours une attente pratique. Ils sont donc les « témoins d’une vie sans espoir ni consolation »,[ix] et révèlent leur corporéité essentielle. Le monde qu’ils révèlent est absurde, parce que dé-théologisé, mais les Annonciations sont les peintures d’une résurrection annoncée. Il y a un salut, qui n’est pas une voie de sortie du monde absurde, mais « celle, matérialiste, de la conscience lucide de l’absence de voie »[x] : l’affirmation de la présence immanente du monde. De l’absurde comme nihilisme passif à la joie active de la présence immanente : telle est la transfiguration dont Laurent Bove fait le cœur de l’œuvre de Camus.
Soit L’Étranger. Meursault apparaît comme celui qui prononce un « oui » nietzschéen au monde tel qu’il est, qui accepte de « vivre dans un tel univers et d’en tirer ses forces, son refus d’espérer et le témoignage obstiné d’une vie sans consolation. »[xi] Ce oui est un oui à sa propre mortalité, mais aussi à celle des autres, à la mort qu’on reçoit comme à celle qu’on donne, à la nature qui nous fait mortels, mais qui « fait également de nous des meurtriers ».[xii] C’est ce oui que Meursault manifeste en tirant quatre fois sur l’homme qu’il vient d’abattre par accident, « à cause du soleil… », comme une assomption du hasard.[xiii] Encore faut-il que cette assomption ne relève pas seulement d’un nihilisme passif. Pour affirmer, et non seulement supporter, il faut l’amour, mais un amour débarrassé des « illusions de l’Un, de l’Être, du Tout, de la Mère unificatrice »,[xiv] un amour qui est désir sans objet –comme le désir spinoziste, qui ne jouit que de sa propre croissance – qui est du même coup débarrassé de toute idée de manque. C’est l’amour que Meursault trouve auprès de Marie, qui est tout aussi bien la mère ou la nature[xv] ; c’est seulement cet amour qui sauve l’absurdité du ressentiment, en en faisant un affect tragique, c’est-à-dire joyeux. C’est lui seul qui peut donner lieu à cette transfiguration qui advient de manière exemplaire à Meursault. Du fond de cet amour, ou de cette sympathie, ce n’est pas au monde que Meursault est étranger, mais à l’imaginaire des hommes, leurs espoirs et leur agitation.
Voilà l’absurde transfiguré, et dégagé du nihilisme. Laurent Bove propose, dans un épilogue qui lui est consacré, de faire de même avec La chute : il suffit pour cela de ne pas confondre son personnage principal, Clamence, avec son auteur.[xvi] Clamence est en effet à Meursault ce que les sophistes sont à Socrate[xvii] : une sorte de simulacre, qui, lui, est au cœur du mode des illusions des hommes, désire insatiablement parce que de manière objectale, et ne connaît, finalement, que la domination. Clamence serait « un Meursault qui a joué et qui joue encore le jeu de la modernité ».[xviii] Mais comment comprendre le sens de ce portrait ? C’est qu’on ne se sauve de sa caverne qu’en s’y enfonçant jusqu’au bout, comme Meursault ne peut se sauver de sa prison qu’en affirmant la réalité de ce qui est. Il faut aller au bout de La chute, pour trouver « le fil d’une sagesse, de résistance et d’affirmation »,[xix] Clamence n’est pas Meursault, il en est le prophète.
Cette pensée de l’immanence est en même temps une pensée de la résistance. Qu’il s’agisse du « scepticisme du « rien n’est vrai » et du « tout est égal » du sentiment de l’absurde »[xx] ou d’un dogmatisme qui affirmerait une libération définitive à la fin de l’Histoire, les deux attitudes ont la même conséquence pratique : l’efficacité comme seule valeur. Or, c’est précisément cette situation que Camus définit comme une situation de terreur ordinaire, qui est « le régime secret de l’esprit moderne »,[xxi] et qui prive les hommes d’une vie proprement humaine, puisqu’elle les ramène à la seule urgence des besoins. C’est une vie de chiens, dont il s’agit de se libérer pour construire une vie humaine, c’est-à-dire une vie en sympathie et en communication avec le monde et les autres hommes, qu’il faut d’abord comprendre comme communication des corps. Le monde humain se conquiert par l’acquiescement à la présence immanente des corps, c’est un monde commun, qui ne doit pas être confondu avec un monde intersubjectif, car, immanent absolument, il n’est pas une construction de sujets. On y parvient en se débarrassant de l’imaginaire du désir objectal, du manque et de la finalité, en s’installant dans un temps du désir sans objet qui est un pur présent. C’est dire alors qu’il se conquiert contre l’Histoire, puisque le temps historique est celui, imaginaire, qui a donné un objet au désir – objet qui vaut maintenant comme fin. Se tenir dans cette présence immanente du monde : c’est cela qu’il faut appeler révolte.
Faut-il voir cette révolte comme purement défensive, et finalement donner raison à Sartre, qui voyait dans la révolte de Camus l’affirmation, contre l’Histoire, du fait moral ?[xxii] Ce serait la réduire à un mouvement réactif, ce qui signifierait une rechute dans le nihilisme, pourtant combattu. Laurent Bove insiste au contraire sur la fidélité à la révolte, qui est fidélité à l’acquiescement au monde –ce « oui » premier dont le « non » n’est que l’ombre. Elle permet une prolongation de la révolte en une résistance, qui ne peut plus être pensée comme purement défensive, mais comme créatrice, c’est-à-dire active. C’est par là qu’une vie humaine peut-être conquise, et ce de manière historique. La résistance, fidèle à la révolte, donne lieu à une histoire contre l’Histoire.
Ces considérations nous amènent à conclure que, probablement, toutes les pratiques d’une œuvre ne se valent pas : certaines se révèlent plus actives, créatrices et puissantes que d’autres. C’est le cas, croyons-nous, de celle de Laurent Bove, qui débarrasse l’œuvre de Camus des tristes oripeaux dont on avait pu la recouvrir, en révélant la puissance de résistance affirmative. On ne saurait trop l’en remercier.